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Media : Le Monde
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Photo(s) : Chiara Dattola
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Année de parution : 2021
Extrait
La scène date du 20 janvier, à Washington. Un moment historique : ici s’achève le mandat de Donald Trump et débute celui de Joe Biden. A la tribune ou devant la statue de Lincoln vont défiler les artistes invités du président élu: Bruce Springsteen, Lady Gaga, Jennifer Lopez, mais aussi une femme de 22 ans, vêtue de jaune, que le monde entier découvre, la poétesse afroaméricaine Amanda Gorman, venue déclamer avec ferveur son poème The Hill We Climb, « la colline que nous gravis sons ». Aussitôt, dans de nombreuses maisons d’édition, européennes notamment, c’est la ruée sur ses textes. Partout, des contrats sont signés, des traducteurs désignés. Naissance d’une icône.
Fin février, les choses se compliquent. Aux PaysBas, le choix de confier la traduction du texte à l’autrice et traductrice Marieke Lucas Rijneveld, plus jeune lauréate du célèbre International Booker Prize, est vivement contesté par une journaliste et activiste néerlandaise noire, Janice Deul. « Une occasion manquée. Pourquoi ne pas opter pour une femme jeune et fière d’être noire comme Amanda Gorman ? », demande t-elle. Sur les réseaux sociaux, c’est l’escalade. Malgré le soutien de son éditeur, Marieke Lucas Rijneveld se retire du projet.
Trois semaines plus tard, nouvelle affaire, en Espagne cette fois. « Je viens de subir un acte d’inquisition ! » s’indigne sur Twitter le traducteur et poète catalan Victor Obiols. Président d’un festival de poésie, considéré comme un des meilleurs traducteurs d’Oscar Wilde et de Shakespeare, il a été chargé de traduire les écrits d’Amanda Gormanencatalan. Son travail terminé, le voici pourtant répudié par son propre éditeur. « On m’a dit que je ne convenais pas, déclaretil à l’Agence France Presse. Ils n’ont pas mis en doute mes capacités, mais ils cherchaient un profil différent, celui d’une femme, jeune, activiste, et de préférence noire. »
Partout, des voix s’élèvent. Dans Le Monde du 11 mars, le traducteur et critique André Markowicz s’indigne : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas ! » Chez Actes Sud, la présidente du directoire et ancienne ministre de la culture Françoise Nyssen, sollicitée par Le Monde, se dit « consternée, sidérée » et s’interroge : « Comment peuton en arriver là ? La seule chose qui compte est : cette personne, qui qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, estelle la mieux adaptée pour rendre possible le miracle de la traduction ? ».